Interview de Ghassen Ouni, Secrétaire général de l’Association des libres penseurs de Tunisie)
La Libre Pensée française : Tout d’abord, nos vives félicitations pour la victoire que constitue l’enregistrement légal de votre association qui défend des valeurs communes. Pourriez-vous expliquer tous ces tracas administratifs ?
Ghassen Ounie : On a déposé plusieurs demandes de visa pour la création de l’Association des Libres Penseurs depuis 2016 auprès du Premier ministère tunisien. A chaque fois, nos interlocuteurs au ministère, de simples agents administratifs nous retournaient le dossier en demandant d’autres pièces à compléter.
Au début, nous avons cru que c’était tout simplement la procédure administrative et qu’il fallait être patient. Au bout de la 6ème tentative, où on nous demandait encore des papiers qui n’ont pas été exigées auprès d’autres associations, ou même de nous dire que certains papiers ne se trouvaient pas dans le dossier, alors qu’on était sûrs de les avoir mis, nous avons alors décidé de tout déposer lors de la 7ème tentative en 2017, via un huissier.
La demande a été faite tout de même en mars 2017, en exigeant de notre côté, un cachet d’accusé de réception du premier ministère, pour n’avoir le visa qu’à la fin du mois d’octobre, soit 8 mois d’attente. Nous étions prévoyants et on croyait qu’ils allaient nous refuser le visa. Nous avons alors déposé en parallèle une demande de création d’Association en France, et nous l’avions obtenue au bout de 3 mois.
L’obtention du visa officiel en Tunisie n’était que formel, puisque nous avions le visa en France et puis, nous avons aussi fait des manifestations comme celle de « Mouch Bessif » (pas contre notre volonté) pour dénoncer la fermeture des cafés et restaurant au mois de Ramadan, avant d’avoir le visa ! La presse internationale en a longtemps parlé vu que c’était une première dans les pays arabes. (cf. Le Monde)
LP : Quelle est la situation en Tunisie du point de vue de la laïcité ?
GO : La Tunisie n’est pas un pays laïque, nous en sommes convaincus malgré le discours modéré de l’Etat qui est trompeur à l’échelle internationale. Il est vrai que la Tunisie reste précurseur en droits par rapport aux autres pays de la région, mais nous estimons que cela reste insuffisant.
Depuis la Révolution dite du Jasmin (14 janvier 2011), puis la mise en place de la nouvelle constitution tunisienne en 2014, la Tunisie connait un problème viscéral d’identité. Selon cette nouvelle constitution tunisienne, la Tunisie est un pays arabe, musulman et civil. Ce 1er article de la constitution est plein d’ambiguïté, surtout si on ajoute encore que l’article 3 de cette même constitution, stipule que l’Etat défend la liberté de croyance et les minorités religieuses.
Les islamistes, qui sont nombreux en Tunisie, se basent sur le 1er article de la Constitution (« La Tunisie est un pays musulman ») pour interdire le droit de ne pas dé-jeûner pendant le mois de sacré de Ramadan dans les espaces publics. De notre côté, « les laïques » on se base sur l’article 3 de la Constitution qui stipule l’obligation de l’Etat de garantir la liberté de conscience. D’où ce tiraillement sociétal qui dure depuis plusieurs années en Tunisie entre islamistes et laïques.
Le Code pénal tunisien qui n’a pas été revu en intégralité, interdit notamment et à ce jour, l’homosexualité, le concubinage, ou même les relations entre majeurs en dehors du mariage, et qui sont passibles de prison. Interdit également de se « moquer » des religions même dans des œuvres artistiques, ou de prononcer des « injures envers Dieu » en public, puisque cela peut aller vers l’emprisonnement et de grosses amendes. Des non-jeuneurs, des couples, des artistes accusés de blasphème, des enseignants accusés d’athéisme, et on en passe, se retrouvent à chaque fois jugés à cause de ce flou législatif.
Il faut savoir aussi qu’en Tunisie, premier pays arabe démocratique et où les droits des femmes sont les meilleurs de la région, traine pour instaurer l’égalité dans l’héritage en se justifiant avec d’un texte coranique ; interdit la vente de l’alcool les vendredis (jours de prière) et continue à enseigner l’Islam dans les écoles. Les libertés individuelles en Tunisie, sont massacrées à cause de la société, mais surtout à cause de l’Etat qui ne veut pas vexer la majorité dite musulmane.
Les tunisiens se déclarent à 90% musulmans (pas de chiffres officiels), les 10% restants se sont des minorités juives au sud du pays. Vu qu’il n’y a pas de garantie de la liberté de conscience par l’Etat, et l’absence de chiffres officiels, les gens ont peur de se déclarer ce qu’ils sont vraiment, de peur des représailles de la population, rappelons que dans l’Islam, les non-croyants, doivent être tués selon la Charia.
Le combat continue pour nous pour mettre en place des lois qui instaurant la laïcité complète de l’Etat et d’éduquer la société à accepter l’autre, surtout les non-croyants, qui sont considérés aujourd’hui comme des voyous et des criminels et sont jugés pour leurs croyances, se retrouvant souvent dans les prisons.
LP : Quelles sont les actions de l’Association des Libres Penseurs de Tunisie ?
GO : Nous avons fait deux actions phares cette année :
- Nous avons manifesté pour demander de ne plus mettre en prisons les non jeuneurs pendant le mois de Ramadan, suite à une série d’arrestation faite par l’Etat pour des non-jeuneurs qui mangeaient en groupe dans des parcs public, dont un jeune couple marié.
- Nous avons demandé à l’occasion de la journée de la Femme d’instaurer l’égalité absolue entre les deux sexes en demandant : l’égalité dans l’héritage, le droit pour les femmes de se marier avec des non-musulmans, annuler la dot, annuler la prédisposition des femmes divorcées, permettre à la femme de témoigner lors des mariages, des procédures judiciaires et autres, de la même façon que l’homme. Car pour le moment deux femmes témoins lors d’un acte de mariage, pour un seul homme (inspiré de la charia islamique).cf article local
D’autres actions, un peu moins médiatisées comme pour la dépénalisation de l’homosexualité, le soutien à des manifestations artistiques jugées contre les valeurs de l’Islam, le soutien à personnes accusées d’athéisme, lorsqu’ils décident de porter plainte…
LP : Deux autres questions : en ouverture du Congrès mondial de l’Association Internationale de la Libre Pensée qui s’est tenu à Paris en septembre dernier, a eu lieu un colloque en présence de Madame Charfi, que vous connaissez, et Monsieur Diop de l’Université de Dakar ; nous avons décidé de lancer une lettre électronique d’informations sur les problèmes de la Libre Pensée en Afrique. Que pensez-vous de cette initiative et comment envisagez-vous une activité en ce sens ?
GO : Nous sommes très heureux de l’apprendre, on pense qu’on est plus forts si on se réunit tous autour des mêmes combats partout dans le monde. On programme côté Tunisie de lancer une radio associative sur les problèmes de la Libre Pensée dans les pays arabes, mais ce n’est pour le moment qu’un projet, surtout qu’on n’est qu’à nos débuts. Nous serons très heureux de collaborer avec nos amis africains et tous ceux qui portent ce projet que nous défendons « La Libre Pensée ».
Dans la charte de l’Association d’ailleurs, nous défendons la laïcité et les droits des non-religieux, non pas uniquement en Tunisie, mais aussi dans les pays arabes. C’est un choix qui s’est imposé par lui-même en voyant qu’il faut agir face à la montée du radicalisme, du racisme, de l’homophobie, et de l’extrémisme religieux en Islam, mais également dans d’autres religions refusant la coexistence.
Nous pourrons aussi collaborer pour la lettre électronique, et nous sommes vraiment très ouverts à toute proposition, aide ou appui de ceux qui partagent notre combat.
Tunis, le 5 novembre 2017