FEMEN, histoire d’une trahison

Olivier Goujon est journaliste. Il a écrit un ouvrage sur « FEMEN, histoire d’une trahison ». Il les connait depuis le début de leur aventure. Ce qu’il révèle est éclairant sur ce qu’il faut bien appeler une « étrange manipulation ». Pourtant, les « médias » n’ont quasiment donné aucun écho à ce qu’il dévoile au prix d’une enquête minutieuse qu’il sera difficile de réfuter. C’est l’omerta de la pensée unique sur cette enquête.

C’est l’histoire de jeunes femmes ukrainiennes, qui se forment à l’école d’Engels et de Bebel, c’est-à-dire dans une conception de type « marxiste » dans une Ukraine baignée de stalinisme et de dictature. Leur aventure est dévoyée de Paris au compte des réseaux de Manuels Valls et au profit de sa politique.

Comme dans un roman interlope, les personnages que l’on croise sont souvent à vomir. Ils n’ont aucune dignité, seul le résultat compte. La morale n’y trouve pas son compte, le cynisme, oui. La Libre Pensée l’a interviewé. Olivier Goujon répond à nos questions.

La Raison : Bonjour. Pourriez-vous vous présenter ?

Olivier Goujon : C’est très pertinent de commencer par cette question parce que, justement, Inna Shevchenko et les militantes de Femen France arguent essentiellement sur les réseaux sociaux du fait que je suis un “inconnu” pour discréditer mon livre. Comme si la notoriété était un gage de sérieux… Aurais-je dû faire préfacer “Femen, histoire d’une trahison” par Cyril Hanouna?

Je suis journaliste indépendant depuis 20 ans. J’ai fait 500 reportages dans 160 pays, qui ont été publiés dans le monde entier. En France, c’est VSD qui a publié le plus grand nombre de mes sujets. J’ai travaillé aussi bien sur les derniers trappeurs du Canada que les vendeurs d’argent en Somalie, la féminité en Iran, les particularismes kurdes… Dans mes reportages je pars toujours de l’histoire incarnée, vécue, de femmes et d’hommes, pour rejoindre des enjeux de société, expliciter des conflits ou illustrer la défense de valeurs universelles. Dans cette optique, j’ai été l’un des premiers à m’intéresser à Femen, alors que le mouvement était naissant, en Ukraine en 2009.

Pour le reste, je suis né à Saint-Malo en 1962. Je suis athée, franco-italien, j’ai voté Mitterrand en 1981, Chirac en 2002, Royal en 2007, Hollande en 2012, Mélenchon puis Macron en 2017. J’aime la littérature française du XIXème s., marcher en montagne, le cinéma russe, les huîtres et le cinquecento italien. Notamment.

LR : Pouvez-vous expliquer ce que sont les FEMEN au début de leur existence ?

OG : Femen, c’est l’expression d’une révolte humaniste portée par trois jeunes femmes, Oxana Chachko, Anna Hutsol, Sacha Shevchenko (aucun lien de parenté avec Inna) au sortir de l’adolescence dans une petite ville de l’ouest ukrainien, Khmelnytskyi, puis à Kiev dès 2008. Le moteur de cette révolte, c’est le besoin d’égalité et le refus de la société patriarcale ukrainienne. Oxana refuse qu’on batte sa mère, Anna d’étudier la comptabilité, Sacha qu’on la marie… Elles se réunissent autour de l’étude de textes philosophiques et surtout de l’ouvrage d’August Bebel : “La femme et le socialisme”. Elles organisent quelques actions dans leurs écoles, devant un hopîtal, lors de célébrations… Très vite, elles identifient le féminisme dans leur révolte, du fait de la domination masculine de la société ukrainienne, mais c’est l’injustice, au sens large, qui les meut. Parallèlement à leur formation intellectuelle, ce qui court tout le long de l’histoire ukrainienne de Femen, c’est la fulgurance géniale des intuitions de Sacha, Oxana et Anna – surgissement, posture hiératique, inscriptions, seins nus – et leur perception aigüe des codes médiatiques. La mise au point du “sextrémisime” est le fruit de cette genèse.

LR: Le “sextrémisme” ?

OG : C’est un concept complexe, bien loin de l’idée simpliste dans laquelle on l’enferme souvent et qui consisterait à “faire de la politique à poil”. Le sextrémisime, c’est la conjugaison réfléchie de la radicalité politique et de la sexualité. La radicalité indique qu’on reste dans le champ du débat social pacifique et non du terrorisme, et la sexualité renvoie au rapport au mâle, quand la nudité renverrait, elle, simplement à l’hygiène ou à l’archaïsme. Elles reconstruisent un sujet féminin, émietté par des siècles de domination, qui brandit face au patriarcat, l’objet de son désir et lui disent: “cet objet m’appartient et me constitue comme sujet”. C’est un message d’une puissance symbolique déstabilisante. Les seins deviennent anti-séducteurs. Les codes domestiques et sociaux sont bousculés. Et ce message est d’autant plus fort que les filles correspondent généralement aux canons de la beauté et de l’attraction sexuelle en occident. Sacha résume le malaise créé d’une formule lapidaire: “Barbie can speak” (Barbie peut parler).

Inna, elle, ne comprend rien au sextrémisime, elle le considère comme un moyen efficace d’accès aux médias, ce qu’il est aussi (surtout au début), mais c’est bien réducteur de ne voir dans les actions topless qu’une manière d’attirer l’attention. Il s’agit d’une recomposition ontologique qui va provoquer, à chaque fois, une réaction de violence physque bien supérieure à son encontre.

J’ajoute que leur courage est inouï. En France, elles seront confrontées à une police républicaine. En Ukraine, elles jaillissent à moitié nues au milieu d’hommes surarmés et surentraînés qui les arrêtent, les menacent, les violentent… et elles recommencent! Très vite, le mouvement prend de l’ampleur. La jeunesse est séduite.

LR: Le mouvement aurait-il pu naître ailleurs qu’en Ukraine?

OG: Il y a tant d’exemples de sociétés masculinistes ou simplement injustes! Mais au-delà de la caricature patriarcale du monde ukrainien et de sa déflagrante  confrontation à la société marchande occidentale des années 2000, qui constituent le liquide amniotique du mouvement, il y a aussi dans la survenue Femen un souffle romantique slave. Ces trois femmes incarnent jusqu’au sacrifice ultime – la mort les menace très vite – la dérision de Gogol, la violence de Dostoievski et la passion de Tolstoi.

LR : Comment ont-elles pu être dépossédées de leur combat ?

OG : C’est l’arrivée en France d’Inna qui change la donne pour toujours. Inna arrive à Paris le 21 août 2012. Elle a, dit-elle, fui dans l’urgence, des hommes armés qui forçaient la porte de son appartement. Elle choisit la France car le mouvement y possède déjà une branche, fondée par Safia Lebdi quelques mois auparavant.

Le récit de son “évasion” est invérifiable, plein d’incohérences, et se heurte frontalement aux témoignages de ses ex-compagnes de révolte. Je le démonte point par point dans le livre en refaisant son parcours. Mais ce récit est bien vite porté par ses nouvelles amies françaises, à commencer par Caroline Fourest, qui multiplie les interventions médiatiques et écrit un livre plein d’approximations, d’oublis et de contre-vérités pour expliquer l’arrivée d’Inna et justifier que les autres restent en Ukraine. Elle prétend par exemple qu’Inna “devait” s’échapper, car elle était poursuivie pour avoir tronçonné une croix chétienne.

Elle oublie de dire que les 3 autres tirent sur les haubans pour abattre la croix. Au regard de la loi ukrainienne, les 4 sont également coupables et rien ne justifie l’accueil d’Inna plutôt que celui des autres. La diplomatie française était d’ailleurs d’accord pour accueillir les 4. Je renvoie au livre pour comprendre comment Caroline Fourest explique à Sacha et Oxana qu’elles ne pourront pas être accueillies alors que la France regarderait d’un bon oeil l’arrivée d’Inna. Sacha et Oxana vont rentrer en Ukraine et continuer de se battre dans des conditions terrifiantes. Elles seront enlevées par les services secrets, battues, accusées de terrorisme tout en continuant de financer – c’est hallucinant de cynisme – la vie quotidienne d’Inna à Paris en vendant des objets dérivés Femen. Au bout d’un an, à la fin de l’été 2013, Sacha et Oxana se réfugient elles aussi en France, exténuées, pauvres, amaigries, Oxana s’est cassé les deux poignets en fuyant… Elles ignorent que le plus dur commence.

LR : C’est-à-dire ?

OG : Inna Shevchenko, la leader actuelle, et Caroline Fourest, vont instrumentaliser Femen France contre Sacha et Oxana. La raison est la même qui présidait au refus de les voir rester en 2012: Inna veut être seule à la tête de Femen, c’est pour cela qu’elle a organisé son “évasion” l’année précédente. Caroline Fourest, elle, veut utiliser Femen à son profit politique, or cet objectif sera beaucoup plus difficile à atteindre si le mouvement est dirigé en France par Sacha et Oxana, qui sont bien plus légitimes qu’Inna. Caroline Fourest s’inventera un prétexte romantique en prétendant être tombée amoureuse d’Inna. Je ne sonde pas les coeurs et les reins, mais je dis que c’est un prétexte. J’explique pourquoi dans le livre.

De son côté, Anna décide de rentrer dans le rang en Ukraine. Elle travaille aujourd’hui dans… la communication politique. C’est une défaite de plus pour le mouvement.

LR: Qui est Inna? D’où vient-elle?

OG : Inna arrive, de Kherson, en Crimée. Elle est recrutée à Kiev par Sacha et devient vraiment opérationnelle fin 2010 – plus de 4 ans après la création par les 3 autres de la Nouvelle Ethique, ancêtre de Femen. Elle n’a pas de formation intellectuelle, mais c’est une meneuse qui n’accepte pas l’organisation horizontale de Femen où toutes les décisions se prennent en commun et où les militantes historiques partagent tout, les coups, beaucoup, et les sous, peu.

Sacha dit aujourd’hui qu’elles savaient toutes qu’Inna était là par opportunisme, mais elles pensaient que ce serait bon pour Femen parce qu’Inna est active courageuse et bonne avec les médias… L’erreur de Sacha et d’Oxana, mais c’est difficile de la leur reprocher au regard des conditions dramatiques de leur exil, c’est d’avoir refusé de voir qu’Inna leur volait le mouvement, ou plutôt de l’avoir vu trop tard.

LR : On ne retient dans l’action des FEMEN aujourd’hui que des provocations à but médiatique, mais quels étaient les objectifs des FEMEN avant qu’elles ne soient trahies ?

OG : Comme je l’ai dit, le premier combat politique de Femen c’est l’égalité homme-femme à travers la lutte contre l’exploitation sexuelle. Il faut comprendre ce qu’est l’Ukraine au début des années 2000. Depuis la chute du mur de Berlin, les frontières tombent, les droits de douane disparaissent, le pays s’ouvre à l’économie de marché, une oligarchie économique se greffe sur l’ancienne société communiste et une classe politique corrompue, un mélange détonnant dont les conséquences se paient encore aujourd’hui. Le développement du tourisme sexuel, le délitement social et l’exploitation du corps des femmes seront les premiers combats d’Anna, Sacha et Oxana, et des militantes qui les rejoignent. Il y a des actions médiatiques. C’est même un enjeu fort pour un mouvement qui veut grossir. Mais il y a aussi un travail de fond. Les filles organisent des “safaris du sexe” au cours desquels elles descendent dans les quartiers chauds de Kiev, interpellent les clients des prostituées, interrompent des prestations dans des bordels, informent les prostitués sur leurs droits…
En France, le mouvement se focalisera sur les actions à forte plus-value médiatique. Inna organisera même des séances photos bidons où l’on voit des filles s’entraîner à la lutte et au surgissement. Jamais cela n’avait lieu en Ukraine alors même que les conditions étaient généralement bien plus dangereuses.

LR: Les médias ont-ils une responsabilité dans la “trahison” que vous évoquez?

OG: Enorme. Les réseaux de Caroline Fourest, mis au service d’Inna Shevchenko, vont être d’une efficacité redoutable. Je donne de nombreux exemples dans le livre: l’affaire du timbre Marianne, le faux attentat incendiaire du Lavoir Moderne,  l’attaque du théâtre… Toutes manipulations au service du pouvoir d’Inna! Aujourd’hui encore je lis souvent qu’Inna est l’une des fondatrices de Femen ! L’accumulation de ces manquements et de ces arrangements a été suffisamment dérisoire pour que la machine médiatique s’en accommode, mais suffisamment lourde pour réduire définitivement Sacha et Oxana et porter Inna.

LR : Dans votre ouvrage, on rencontre des personnalités médiatiques bien connues et qui se présentent comme des « laïques » dont l’unique préoccupation est d’attaquer les musulmans, ce qui n’a rien à voir avec le combat d’origine des fondatrices de FEMEN. Au  compte de qui et de quoi agissent ceux qui manipulent ?

OG : C’est exagéré de prétendre qu’on manipule Femen aujourd’hui. Le mouvement ne présente plus le même attrait. Mais sa surface médiatique incite encore des associations à imaginer “profiter” de son aura médiatique. C’est le sens par exemple de l’invitation d’Inna à discourir lors de la journée “Toujours Charlie” organisée par des associations proches de Manuel Valls. Pour autant, je n’affirme pas que l’unique préoccupation de Manuel Valls ou Caroline Fourest, si c’est à eux que vous faites allusion, soit d’attaquer les musulmans.

Dès l’origine, Femen s’en prend aux religions en tant qu’instrument d’oppression des femmes. A toutes les religions sans exception et de la même manière. Inna est ambivalente sur le sujet. Je fais état, dans le livre, de plusieurs témoignages qui accréditent à son encontre la qualification d’homophobie et même de racisme (je renvoie au chapitre sur la création de Femen France, Inna refuse, selon Safia Lebdi, de porter le combat pour le mariage pour tous, puis s’insurge qu’on la loge dans la XVIIIème arrdt de Paris, “une zone dangereuse à majorité d’arabes”). Pour autant, elle est aussi à l’origine de l’action de Notre-Dame qui fera perdre du crédit aux Femen dans l’opinion publique française et qui provoquera la colère de Caroline Fourest, opposée à cette action, et de Manuel Valls.

Par ailleurs, il y a, oui, de la connivence, et comment ! Le livre de Caroline Fourest en fait même état impunément : embarquée par la police dans une manif, c’est Valls, ministre de l’Intérieur qui s’inquiète de sa situation ! Plus loin elle se vante de sa relation privilégiée avec la Présidence, puis de ses contacts avec le ministère pour qu’Inna obtienne ses papiers (et de fait Inna obtient le statut de réfugié politique en 49 jours, record battu ! Les autres mettront 400 jours !)

Ce qu’il faut comprendre, au-delà du refus des religions comme instrument de domination des femmes, et évidemment de l’imposition du voile aux femmes par exemple, c’est que Femen, le Femen de Sacha et Oxana, était un mouvement intersectionnel qui combattrait aujourd’hui l’Islam pour ce qu’il opprime la femme mais qui soutiendrait les musulmans pour ce qu’ils sont des victimes souvent impuissantes de l’intégrisme et des attaques racistes. Jamais le Femen de Sacha et Oxana ne ferait l’amalgame entre les musulmans, l’Islam et l’islamisme… Inna, elle, mélange tout, comme Manuel Valls.

Safia Lebdi, fondatrice de Femen France et de Ni Putes Ni Soumises, écartée elle aussi par Inna et Caroline Fourest fin 2012, rêvait d’une jonction entre féminisme arabe et Femen. Inna avait des objectifs plus personnels et moins convergents.

 

LR : Récemment, Inna Shevchenko s’est vu décerner un prix de la « laïcité », qu’en pensez-vous ?

OG : C’est une mascarade honteuse pour ses promoteurs et insultante pour le peuple français. La laïcité, de Condorcet à  Pena-Ruiz, répond à des critères précis – égalité des droits, liberté des cultes, neutralité de l’Etat et mission universelle – auxquels Inna Shevchenko ne fait jamais référence, pas plus que Valls ou Caroline Fourest d’ailleurs. Inna se contente de brailler du haut d’une chaire médiatique des diatribes clivantes et accusatrices et on appelle cela du courage. C’est révoltant. Le courage, ce sont des milliers d’enseignants et d’éducateurs qui transmettent chaque jour les valeurs de la République Française à des élèves en construction civique.

 

LR : Voulez-vous rajouter quelque chose ?

OG : Sacha Shevchenko et Oxana Chachko ont vécu, dans la confiscation par Inna Shevchenko et Caroline Fourest du mouvement qu’elles avaient fondé, puis dans son égarement idéologique, une dépossession de l’être. On ne leur a pas pris ce qu’elles avaient, mais ce qu’elles étaient. La dépression qu’elles en ont conçu les a presque tuées. Parler a été pour elles le premier pas d’une reconstruction en même temps que l’expression chronique d’une douleur infinie. Je les remercie et je suis convaincu que l’histoire du féminisme leur rendra justice.

 

Propos recueillis par Christian Eyschen

FEMEN, histoire d ‘une trahison par Olivier Goujon – Editions Max Milo – 364 pages – 19,90€

crédits  photos : Jean-Louis Carli
images d’illustration: Olivier Goujon.