Porte-parole au Chili de l’Association internationale de la Libre Pensée
La Raison : Que se passe-t-il au Chili?
Antonio Vergara : Je me permettrai quelques opinions personnelles, celles qui coïncident avec divers articles de presse, espagnols et français, qui me paraissent sérieux. Sans entrer dans le problème le plus grave, car au Chili, la Constitution politique de la République adoptée sous la dictature de Pinochet – en 1980 – est toujours en vigueur, ce qui n’a pas pu être sérieusement modifié, car un quorum très élevé est nécessaire au Parlement. La droite de Pinochet avec ses 30% l’en empêche, parmi d’autres mesures qui affectent la démocratie du pays.
Au Chili, 14 400 000 personnes sont inscrites sur les listes électorales. À l’élection présidentielle de 2017, 53% des citoyens se sont abstenus de voter. Piñera a gagné avec le soutien de 26,3% et la gauche 20,7%. Plus précisément, sans le soutien populaire, Piñera a gouverné pendant deux ans exclusivement avec le soutien du pouvoir économique et des hommes politiques de droite. Le peuple chilien est donc descendu dans la rue pour défendre ses droits et lutter contre les abus des puissants.
L.R : Comment expliquez-vous que cette forme de répression si terrible est utilisée et qu’elle a fait tant de morts?
A.V : La droite politique qui dirige le pays a une mentalité fasciste et pinochetiste. Les forces armées formées sous influence prussienne sont de tendance nazie.
L.R : Quel rapport avec ce qui se passe dans les autres pays d’Amérique latine?
A.V : Tout ce qui se passe sur ce continent est grave et ses habitants se coordonnent. Quelques exemples: l’Argentine, défaisant à droite … mais dans les urnes; la Bolivie a un gouvernement populaire, mais la droite veut s’opposer aux récentes élections présidentielles. Au Pérou, tous les anciens Présidents ont été pris dans des scandales de corruption ; Équateur, son soulèvement fut un exemple et une influence pour les Chiliens ; le Brésil, commandé par un fou de droite et criminel ; Venezuela, dans le chaos combattant le blocus des Américains: etc. etc.
L .R :Quelles solutions pour les peuples d’Amérique latine et du monde entier face à cette politique “néolibérale” comme le disent les médias?
A.V : Je crois que nous sommes dans un changement de l’histoire de l’Humanité, compte tenu de l’échec des politiques économiques inhumaines, générées par l’avidité des puissants ; où l’argent et la consommation sont le bonheur des hommes et des femmes ; où les dogmes religieux sont en net déclin grâce aux progrès scientifiques ; le développement de la Libre Pensée sortira des ténèbres mentales beaucoup ; il y a la merveilleuse technologie moderne … mais cela entraîne le chômage de millions de travailleurs ; ce qui apporte de graves difficultés à court terme.
C’est-à-dire que le problème est assez grave.
L.R : Comment le chaos a-t-il commencé au Chili ?
A.V : Le gouvernement chilien a augmenté (de 800 à 830 pesos chiliens = 0,047 €) le ticket utilisé quotidiennement par près de 3 millions de personnes. Cette valeur négligeable est “la goutte qui a fait débordé le verre” et a suscité les protestations d’étudiants du Secondaire et de l’université, entrant dans le métro sans payer et soulevant les écrans de paiement pour permettre aux passagers d’entrer gratuitement.
Le vendredi 18 octobre, les émeutes se sont multipliées avec le soutien massif d’autres personnes de toutes les classes sociales. L’intervention violente de la police, en essayant de chasser les manifestants, a généré un affrontement très sérieux, jamais vécu aux jours les plus violents du pays, éloignée du thymus et de l’image soumise qui restait encore de la dictature criminelle de Pinochet et de tous ses acolytes civils qui sont actuellement au gouvernement avec Piñera.
L.R :Qu’a fait le gouvernement de Sebastián Piñera?
A.V : Samedi 19, à l’aube, le Président Piñera a déclaré “l’état d’urgence” et, pour la première fois en démocratie, depuis 1990, l’armée est descendue dans la rue lourdement armée et équipée de chars. En outre, la mesure impliquait une restriction de la liberté de circulation et de toutes sortes de réunions de masse. Mais cela a augmenté les manifestations et les actes criminels. Environ 10 000 militaires et policiers ont été déployés dans les rues de Santiago.
Jusqu’à présent, au moins 20 personnes auraient été tuées, plus de 300 blessées, d’innombrables disparus et plus de 2 000 arrêtées. Dans la nuit du samedi 19, Piñera annula la hausse du prix des tickets de métro. Cela n’a pas empêché les manifestations, car ces centimes d’euros n’ont aucun rapport avec le problème social réel.
L.R :Quelle a été la réaction de la population?
A.V : Depuis le dimanche 20, les manifestations se sont propagées dans tout le pays et sont toujours d’actualité. Chaque jour, nous avons des bâtiments publics et privés endommagés; grèves de travailleurs portuaires; d’enseignants; dans le secteur de la santé publique; parmi de nombreux vandalismes.
Cela a conduit à l’extension du “couvre-feu” dans différentes villes. Les cours ont été suspendus et plusieurs entreprises ont décidé de ne pas ouvrir leurs portes pour des raisons de sécurité. À ce propos, Piñera a déclaré: «Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant et implacable qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à utiliser la violence sans limite, même lorsque cela implique la perte de vies humaines, dans le seul but de produire le plus grand dommage possible “.
Autrement dit, avec l’insolence de l’actuelle droite politique et économique, il ne comprend pas le problème social des grandes masses de Chiliens submergés par le manque de revenus économiques qui les empêche presque de survivre.
L.R :Qu’y a-t-il derrière?
A.V : La stabilité, la croissance et la discipline fiscale étaient la loi d’un pays exemplaire dans l’environnement compliqué des pays du Cône-Sud de l’Amérique, mais ces récits cachaient une société très inégalitaire, avec une classe moyenne au bord du précipice économique, un système éducatif déplorable; et une situation générale qui ne permettait pas d’améliorations sociales pour la grande majorité des habitants nationaux et immigrés.
De l’extérieur du pays, seules les réalisations du Chili ont été observées, mais à l’intérieur, la fragmentation, la ségrégation et la jeunesse sont très présentes, bien que la dictature n’ait pas vécu ; qui s’est soustraite au vote il y a plusieurs années ; mais qui en a eu marre et qu’il est descendu dans la rue pour manifester sa colère et sa déception ; c’est que les experts expliquent.
L.R :A quoi ressemble l’inégalité dans les nombres ?
A.V : Le Chili enregistre une inflation annuelle de 2%, une pauvreté monétaire de 8,6% et une croissance attendue de 2,5% pour cette année, l’un des plus élevés de la région en crise. Il a également le revenu par habitant le plus élevé d’Amérique latine (17 500 €). Mais, d’autre part, son système de retraite critiqué, la majorité des revenus versés étant inférieurs au salaire minimum ; coûts élevés en santé et en éducation; et la pression constante du marché immobilier, qui en rend impossible l’accès à une maison à de très nombreuses personnes ; tout cela est devenu une situation difficile à contenir.
À cela s’ajoute le fort endettement des ménages chiliens. Une personne sur trois âgée de plus de 18 ans a un équilibre financier auquel elle ne peut pas faire face avec ses ressources. Cet endettement concerne en particulier des milliers de personnes qui supportent le fardeau de l’appartenance à une classe moyenne et pour lesquelles il n’y a pas beaucoup d’avantages sociaux.
L.R :Comment se passe la situation?
A.V : On ne sait pas quand les manifestations se termineront. Pour l’instant, le métro de Santiago a partiellement ouvert l’une de ses lignes. Plusieurs soldats protègent les caisses. Le gouvernement chilien a annoncé qu’au-delà du métro, plus d’un demi-millier de bus publics, municipaux et interurbains seraient disponibles, auxquels viendraient s’ajouter des taxis privés pour couvrir la demande de transport des habitants de la capitale chilienne. Pendant ce temps, les cours ont été suspendus dans la plus grande partie du pays.
Le Président et les autorités du fragile gouvernement rencontrent les Présidents des partis et des parlementaires, membres du gouvernement et de l’opposition, pour explorer et, espérons-le, progresser vers un accord social. Mais, d’une façon assez incroyable, les organisations sociales et de travailleurs n’ont pas été reconnues et reçues avec considération.
Isla Negra (Chile), 24 octobre 2019
(Propos recueillis par José Arias)
Nous joignons le discours qui a été prononcé lors du grand rassemblement à Santiago et qui éclaire l’interview d’Antonio Vergara
Discours Central lors du meeting politico-culturel NO+ABUSOS [1] – Parc O’Higgins (Santiago – Chili), le 27 octobre 2019
Chers Camarades, Chers Amis,
Nous sommes en train de vivre un moment historique. Tout un peuple s’est joint sur l’ensemble du territoire national au mouvement d’évasion contre la hausse du prix du ticket de Métro lancé par les jeunes étudiants.
De Arica a Magallanes. Il n’existe pas de commune, de hameau ou de village où les citoyens n’expriment leur désaccord contre les abus, l’injustice, l’impunité, la corruption. Ce sont des millions de chiliens et de chiliennes qui entonnent en chœur « Le Chili s’est réveillé ».
« Le Chili s’est réveillé » est l’expression concrète qui synthétise les diverses exigences de notre peuple pour en finir avec un système qui nous opprime et nous abuse systématiquement en niant nos droits. C’est l’expression qui traduit notre volonté de récupérer les droits essentiels qui nous permettent de vivre dans la dignité, pour laquelle il est fondamental de récupérer les droits élémentaires soutirés pendant la dictature et mercantilisés durant des années par tous les gouvernements qui lui ont succédé, comme la santé, l’éducation, la prévoyance, le logement, le droit à l’eau et le droit de vivre dans un environnement dépourvu de pollution. C’est mettre fin une fois pour toutes aux sacrifices que l’on a obligé notre peuple à subir.
« Le Chili s’est réveillé » représente une clameur pour que les droits humains soient pleinement respectés. Cela signifie que plus jamais les jeunes lycéens ne soient systématiquement agressés par la police et traités de manière brutale comme des criminels par les agents de l’Etat. Cela implique que plus jamais des dirigeants sociaux ne soient assassinés dans des circonstances étranges sans que l’on ne sache jamais qui en sont les auteurs. Cela signifie rendre sa dignité et reconnaître sa condition de nation au peuple Mapuche, victime de la militarisation permanente qui a coûté trop de vies humaines, comme conséquence d’un Etat laxiste qui se refuse à parvenir à une justice véritable et à la paix dans la zone de l’Araucaria.
« Le Chili s’est réveillé » et il l’a fait comme jamais de Arica a Magallanes, avec force, avec conviction, dans la joie et l’espérance, car nous avons découvert que nous sommes nombreux à en avoir assez, que nous sommes nombreux à être las ; mais également avec des sentiments mitigés, avec la tristesse et la douleur d’avoir payé le prix de vingt êtres humains assassinés par le régime répressif de Piñera. Il s’agit d’une perte irréparable que le peuple chilien doit être capable de faire payer aux responsables pour que l’impunité dans notre pays cesse d’être une constante. Les centaines de personnes qui ont subi la répression brutale, les vexations, la torture dans les camps de détention ont rappelé les pires moments de la dictature criminelle de Pinochet.
Et il est utile de le souligner, non pas pour raviver la douleur des familles de ceux qui ont été assassinés durant la semaine de mobilisations, mais pour ne pas oublier et obtenir justice. Un peuple qui vit en permanence en accordant l’impunité aux criminels et aux délinquants, est un peuple à qui il est plus difficile de trouver la paix et la justice.
Tous ceux qui sont tombés au cours de ces semaines méritent notre respect et notre reconnaissance. Notre engagement à leur égard est de poursuivre la lutte pour que leur mort n’ait pas été vaine.
Le réveil du « Chili s’est lassé » n’est pas une allégorie de l’unité et de la paix comme a prétendu l’installer de façon éhontée le gouvernement et la presse complaisante. Ce n’est pas comme l’a déclaré Piñera et quelques dirigeants de la vieille politique un appel à « l’unité nationale ». Pas plus que ces gigantesques mobilisations, dont l’expression la plus évidente a été celle de la journée de vendredi, ne cherchent à obtenir un arrangement « par le haut », à l’ancienne mode, entre « quatre murs », « en catimini ». La lassitude de la société est également la lassitude à l’égard des arrangements douteux sur le dos des citoyens. Si nous voulons véritablement une unité nationale, que l’on restitue d’abord les droits fondamentaux aux personnes, dans le cas contraire, tout restera comme avant.
Pour les millions qui se sont mobilisés, c’est une insulte, une provocation que ceux qui ont été les artisans de ce modèle failli prétendent nous donner des leçons. Aujourd’hui, la politique de ciblage des subventions est en crise. C’est avec ça qu’il faut en finir à présent. Poursuivre avec le transfert de ressources publiques pour financer des affaires immorales qui ont créé des « industries » privées dans la santé, les retraites, l’éducation, le « transport public », le négoce de l’eau et de subventions sur les loyers qui favorisent un système indécent en matière de logement. Le Chili a besoin d’un Etat responsable qui garantisse des droits fondamentaux à tous les habitants de ce territoire. A tous et à toutes.
Comme mouvement social, comme organisations syndicales, nous ne renoncerons pas au rôle qui est le nôtre en tant que représentants d’une partie importante de notre pays, et, en ce sens, nous rejetons la tentative du gouvernement et de secteurs de l’opposition de s’arroger la compréhension du phénomène politique qui a explosé ces dernières semaines, en tentant de construire un accord national mis en avant par toujours les mêmes. En ce sens, nous croyons qu’il est fondamental d’avancer vers un changement de la Constitution Politique, changement qui doit nécessairement être réalisé par le biais d’une Assemblée Constituante qui a commencé avec les conseils qui se tiennent de façon autonome par rapport au pouvoir, permettant la plus large délibération de la part de ceux qui composent notre territoire national et qui sont l’expression du changement multiculturel ouvert avec la présence importante d’une population migrante qui requiert, pour la nouvelle composition sociale, un débat sans préjugés ni censures imposés par l’Etat.
« Le Chili s’est réveillé » et il est de notre responsabilité à tous et à toutes qu’ils ne nous administrent pas un somnifère comme cela a eu lieu si souvent. Le gouvernement, les ex-apôtres de la concertation, les grands moyens de communication sont en train de préparer leur stratégie. Ils cherchent une issue à cette crise par le haut, en nous méprisant et en nous dédaignant, nous les millions qui nous sommes mobilisés. La crise politique et économique n’est pas moindre. Elle peut s’aggraver si ce gouvernement persiste à mettre en avant les mêmes politiques qui ont échoué ces dernières années.
Si nous nous arrêtons, si nous baissons les bras, tout cet effort et l’effort des vingt camarades qui ont payé de leur vie ce réveil n’auront servi à rien. Nous avons besoin de toute urgence de mettre en place un agenda immédiat des Droits Fondamentaux. Une assemblée constituante pour garantir le droit à la Sécurité Sociale, qui en finisse avec les activités des AFP [2] et des Isapres [3]. Pour qu’il n’y ait plus jamais une santé et une retraite pour les riches et une santé pour les pauvres. Une Assemblée Constituante pour reconquérir l’Education Publique, des logements dignes, le total respect des droits des travailleurs à la négociation collective par branche. Une Assemblée Constituante qui reconnaisse la diversité de notre territoire et respecte l’autodétermination des peuples qui exigent leur autonomie. Une Assemblée Constituante pour que tous et toutes nous puissions concevoir le pays que nous voulons, sans contraintes, sans restrictions, en respectant les diversités, en respectant l’écosystème et en avançant vers des formes de plus grande justice et de liberté qui nous permettent d’atteindre le bonheur qui nous a été refusé depuis des années par ce cruel système économique qui privilégie quelques uns au détriment de la majorité.
Cette semaine, il faut stopper Piñera. Tandis que le peuple est dans la rue, il essaie de mettre en œuvre un agenda législatif rempli de traquenards qui attaquent les droits des personnes. Il faut rejeter la tentative de consolider par le biais d’une réforme le système failli des AFP. Il faut empêcher et rejeter toutes les réformes qui prétendent consolider l’actuel modèle que, par millions dans les rues, nous avons remis en question.
Nous appelons les députés à se définir : ou ils sont avec le peuple qui exige qu’on lui restitue ses droits, ou ils sont pour continuer à maintenir l’actuel système failli. L’heure est venue qu’ils se placent clairement du côté de ceux qui luttent pour faire du Chili un pays plus juste, plus solidaire et véritablement démocratique.
Pour tout cela, il faut continuer à lutter parce que nous méritons un pays plus juste, libéré des conceptions mercantiles et parce que nous avons un droit légitime à être véritablement heureux.
C’est pourquoi nous ne nous reposerons pas. Nous appelons à rester en alerte. A ne pas baisser les bras. Nous avons décidé que les trois jours de cette courte semaine soient intenses en mobilisation : En renforçant à partir de lundi les conseils territoriaux, poursuivre les protestations sur toutes les places publiques. Il faut développer des assemblées syndicales pour débattre de la situation actuelle et terminer la semaine avec l’appel au blocage des travailleurs pour le mercredi 30 octobre.
Parce que nous nous en avons assez, nous nous sommes unis. Vive ceux qui luttent
Santiago, le 27 octobre 2019
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1 NO+ABUSOS qu’il faut lire « No más abusos » signifie « En finir avec les abus » – Ndt
2 Les AFP (Administradoras de fondos de pensiones) constituent le système de retraite par capitalisation individuelle entré en vigueur en 1980. Chaque travailleur est tenu de cotiser à ces fonds au moins à hauteur de 10% de leur salaire, somme à laquelle s’ajoutent les commissions pour frais de gestion à verser à ces entreprises mensuellement et lors du départ en retraite – Ndt
3 Les Isapres (Instituciones de Salud Previsional) sont des mutuelles privées créées par une loi de 1981. Ces mutuelles privées ont la faculté de recevoir et administrer les cotisations obligatoires (soit 7% du salaire) de tous les travailleurs qui ont opté pour le système de santé privé au lieu du système national de santé (FONASA) – Ndt