La Libre Pensée sur France Culture – Emission du dimanche 11 octobre 2020

Octave Mirbeau c’est une ambiance, des personnages, des mots, des répliques qui passent au tamis la misère humaine. C’est une plume. Et quelle plume ! Mirbeau c’est aussi, incontestablement, un libre penseur.
Pour en parler aujourd’hui j’ai invité Alain-Georges Leduc, écrivain, critique d’art, secrétaire de la société Octave Mirbeau, et Roland Timsit, comédien et metteur en scène.

Ma première question va s’adresser à Alain. Qui était Octave Mirbeau ? Quelle était sa vie ? Quelle était son œuvre ?

AG. Leduc : Sa vie est finalement circonscrite en deux dates : 1848 – 1917. Il né une année révolutionnaire. Ça ne sera pas sans incidence d’ailleurs dans son imaginaire et dans ses écrits. Et puis il meurt au moment des grandes boucheries de Verdun.
C’est quelqu’un qui ne se qualifiait pas comme polygraphe comme le fera Apollinaire qu’il fréquentait. C’est quelqu’un qui se définit ou qui est définit comme pamphlétaire, par certaines mauvaises langues ou à juste titre, quelqu’un qui est écrivain, romancier, essayiste, critique d’art. Il va écrire sur la jeune peinture naissante notamment sur les impressionnistes et Van Gogh mais j’y reviendrai.
Il y a peut-être une manière de le définir en l’écoutant, en quelques lignes. Octave Mirbeau endossait sans scrupules son statut de gentleman vitrioleur comme je l’appelle : « Et puisque le riche – c’est-à-dire le gouvernement – est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort. » Extrait de La 628-E8, un de ses derniers romans.

Mirbeau déclarait, je trouve cette formule extraordinaire : « Je suis né dans le Calvados et j’adore le vie ».

CB. : Nous allons commencer par un premier extrait qui va être lu par Roland, qui met en lumière l’antimilitarisme d’Octave Mirbeau.

RT. : « J’ai toujours retenu cette phrase de Tolstoï : « Quand je songe qu’il existe des hommes qui osent juger des hommes, je suis épouvanté et un grand frisson me prend. »
Or, pensez à ce que doit être le frisson du grand écrivain quand ces hommes – qui osent juger des hommes – sont, par surcroît, des militaires ! J’ai connu ce frisson, moi aussi.
Je ne conçois donc qu’une réforme à apporter dans le fonctionnement des tribunaux militaires : leur suppression. Vous voyez que c’est une réforme radicale.
Et, dans mon désir d’absolu, j’en dirais bien autant de tous les autres tribunaux. Car, le jour où il n’y aura plus de juges – militaires ou civils – rien ne s’opposera désormais à ce que la justice descende, enfin, sur la terre. »

CB. : Je me retourne vers Alain pour lui demander quels sont les liens d’Octave Mirbeau avec la Libre Pensée. Ma question englobe aussi bien la Libre Pensée en tant qu’organisation mais aussi la pensée libre en tant que méthode.

AGL : Il n’est pas stricto sensu à ma connaissance, adhérent de l’organisation mais il est libre penseur par tous les pores de sa peau. C’est quelqu’un qui est à la fois dans cette méthode de refus des idées reçues et de refus du dogme, des idées, des convictions établies assénées à coups de marteau. C’est quelqu’un qui est libre dans sa tête. C’est quelqu’un qui va basculer vers l’anarchie en 1885 à la lecture des romans et textes de Tolstoï qui viennent d’être traduits. Ce sont les lecteurs des grands romanciers russes qui vont le déterminer dans ses prises de positions mais aussi des amitiés à titre personnel avec des grands anarchistes de l’époque dont l’un s’appelle Grave, qui va être enfermé à Sainte Pélagie. Mirbeau qui gagne de l’argent de par son travail, va lui envoyer des subsides et aider sa famille pendant qu’il est en prison.

CB : Le second extrait que nous allons écouter maintenant est un texte éminemment anarchiste puisque Alain-Georges Leduc a parlé de l’engagement anarchiste de cet écrivain. Un texte éminemment anarchiste et j’ajouterai ô combien d’actualité puisqu’il s’agit de La grève des électeurs.

RT. : « Une chose m’étonne prodigieusement, j’oserai dire qu’elle me stupéfie, c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose.
Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ?
Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ?
Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ?
Nous l’attendons.
Je comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l’Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés, M. Carnot des peintres qui célèbrent sa triomphale et rigide entrée dans une cité languedocienne; je comprends M. Chantavoine s’obstinant à chercher des rimes ; je comprends tout.
Mais qu’un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n’importe lequel parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire l’être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n’est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre chère et immortelle sottise, ô chauvin ! (Sur “les amis de mirbeau’, il y a ce bizarre “â”, ailleurs j’ai trouvé “ô” qui me parait plus convenable. Si tu as une édition papier pour vérifier…)
Il est bien entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de l’électeur théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer — ô folie admirable et déconcertante — des programmes politiques et des revendications sociales ; et non point de l’électeur “« qui la connaît » et qui s’en moque, de celui qui ne voit dans « les résultats de sa toute-puissance » qu’une rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une ribote au vin républicain.
Sa souveraineté à celui-là, c’est de se pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans le vrai, car cela seul lui importe, et il n’a cure du reste. Il sait ce qu’il fait.
Mais les autres ?
Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les austères, les peuples souverains, ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent : « Je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société moderne. Par ma volonté, Floque fait des lois auxquelles sont astreints trente-six millions d’hommes, et Baudry d’Asson aussi, et Pierre Alype également. » Comment y en a t-il encore de cet acabit ? Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient, n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ?
Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans qu’on le paye ou sans qu’on le soûle ?
À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus… Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu’est-ce qu’il espère ?
Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut qu’il se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité ; il faut que dans les noms seuls de Barbe et de Baihaut, non moins que dans ceux de Rouvier et de Wilson, il découvre une magie spéciale et qu’il voie, au travers d’un mirage, fleurir et s’épanouir dans Vergoin et dans Hubbard, des promesses de bonheur futur et de soulagement immédiat.
Et c’est cela qui est véritablement effrayant.
Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.
Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu’un fait unique domine toutes les histoires : la protection aux grands, l’écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu’il n’a qu’une raison d’être historique, c’est de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point.
Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisqu’il est obligé de se dépouiller de l’un, et de donner l’autre ?
Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces.
Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours.
Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.
Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent chaque matin, pour un sou, les journaux grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau; si, au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t’arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes ; si tu lisais parfois, au coin du feu, Schopenhauer et Max Nordau, deux philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles.
Peut-être aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets d’avance le nom de ton plus mortel ennemi. Ils te diraient, en connaisseurs d’humanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n’as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines.
Rêve après cela, si tu veux, des paradis de lumières et de parfums, des fraternités impossibles, des bonheurs irréels. C’est bon de rêver, et cela calme la souffrance. Mais ne mêle jamais l’homme à ton rêve, car là où est l’homme, là est la douleur, la haine et le meurtre. Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est pas d’ailleurs, en son pouvoir de te donner. L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi ; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. Pour te réconforter et ranimer des espérances qui seraient vite déçues, ne va pas t’imaginer que le spectacle navrant auquel tu assistes aujourd’hui est particulier à une époque ou à un régime, et que cela passera.
Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, c’est-à-dire qu’ils ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. Tu n’as rien à y perdre, je t’en réponds ; et cela pourra t’amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux quémandeurs d’aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en fumant silencieusement ta pipe.
Et s’il existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t’aimer, ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n’accordes jamais qu’à l’audace cynique, à l’insulte et au mensonge.
Je te l’ai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève. » Le Figaro, 28 novembre 1888

CB : Alain, dans un récent article paru dans La Raison, le mensuel de la Libre Pensée, tu évoques, et tu en as parlé tout à l’heure, le grand tournant vers l’anarchie d’Octave Mirbeau en 1885. Quelles étaient les combats et les idées politiques de Mirbeau avant et après cette date ?

AGL : Le texte que vient de lire Roland a été publié, c’est étonnant quand on voit ce qu’est devenu ce titre, dans le Figaro le 28 novembre 1888.
Avant ce tournant de 1885, qui va officiellement se confirmer à partir de 1890, je dirai sans vouloir blesser sa mémoire, que Mirbeau c’est un peu tout et n’importe quoi. Il a fait du droit, il gagne sa vie en rédigeant des discours pour des hommes politiques, je dirai même des politiques qui sont tous des réactionnaires au sens moderne du terme. Qui sont tous royalistes ou qui sont bonapartistes. A un moment il est même responsable du cabinet du préfet de l’Ariège qui est un homme très nettement situé à droite. Et puis il y a un triste épisode de quelques mois où il va rédiger comme rédacteur en chef un journal antisémite qui s’appelle « Les grimaces ». Mais il va s’en racheter noblement, on le verra, par son attachement à l’affaire Dreyfus. Il va être le second de Zola dans tous les combats pour Dreyfus pendant des années jusqu’à la réhabilitation du capitaine. Notamment lors du second procès d’Alfred Dreyfus le 5 août 99 à Rennes, Mirbeau s’y déplace accompagné de son épouse Alice transformée en photographe. Le 8 août 98 il se rendra à Versailles pour payer de sa poche devant huissier, les 7525 francs or de l’amende pour diffamation de Zola.

CB : Aujourd’hui, à juste titre, on parle beaucoup de la pédophilie au sein de l’Eglise catholique et avec son roman « Sébastien Roch » on peut dire que Mirbeau fut un précurseur dans la dénonciation des turpitudes cléricales. Quel était l’aspect anticlérical d’Octave Mirbeau ?

AGL : Mirbeau comme beaucoup de rejetons de cette toute petite bourgeoisie provinciale et particulièrement normande, va aller faire ses classes dans le premier sens du terme, au collège jésuite de Vannes. C’est assez loin de chez lui mais là se retrouve les rejetons de la petite et moyenne bourgeoisie bretonne. Là il va être assailli, aimablement au début, car il a confiance dans ce maître qui suit ses études. Il a 13 / 14 ans et celui-ci va lui apprendre beaucoup de choses. Dans le roman Sébastien Roch on voit que c’est très contradictoire ce qui se passe avant et après l’événement tragique. Et puis cet homme va abuser de lui. Il deviendra d’ailleurs par la suite, le conseiller du Haut État-Major, au moment de l’affaire Dreyfus. Ce qui montre aussi la continuité dans ses pulsions et dans ses engagements politiques.

CB : Passons maintenant à un texte anticlérical d’Octave Mirbeau.

RT. : “J’ai été dans un établissement religieux, chez les Jésuites de Vannes.
De cette éducation, qui ne repose que sur le mensonge et sur la peur, j’ai conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique. Et c’est après beaucoup de luttes, au prix d’efforts douloureux, que je suis parvenu à me libérer de ces superstitions abominables par quoi on enchaîne l’esprit de l’enfant pour mieux dominer l’homme plus tard. Je n’ai qu’une haine au cœur, mais elle est profonde et vivace : la haine de l’éducation religieuse.
Il existe, dans certains pays, des fabriques de monstres. On prend, à sa naissance, un enfant normalement conformé, et on le soumet à des régimes variés et savants de torture et de déformation pour atrophier ses membres et, en quelque sorte, déshumaniser son corps. On peut voir de ces spécimens hideusement réussis dans les exhibitions américaines et dans les pèlerinages de Lourdes et de Ste-Anne d’Auray.
Les jésuites, en général tous les prêtres, font pour l’esprit de l’enfant ce que ces impresarii de cirques laïques et de pèlerinages religieux font pour son corps. Les maisons d’éducation religieuse, ce sont des maisons où se pratiquent ces crimes de lèse-humanité. Elles sont une honte et un danger permanent.
C’est pourquoi, étant partisan de toutes les libertés, je m’élève avec indignation contre la liberté d’enseignement, qui est la négation même de la liberté tout court… Est-ce que, sous prétexte de liberté, on permet aux gens de jeter du poison dans les sources ?.
Octave Mirbeau, Réponse à une enquête sur l’éducation, “Revue blanche”, 1er juin 1902.

CB. : L’écrivain Octave Mirbeau est sans doute trop méconnu de nos jours. Plus nombreux, certainement, sont ceux qui connaissent l’adaptation cinématographique du Journal d’une femme de chambre notamment par Buñuel.
Peux-tu Alain nous parler rapidement de l’érotisme et du féminisme chez Mirbeau ?

AGL : Je ne parlerai pas en termes d’érotisme qui me semble-t-il ne convient pas. Mais l’œuvre de Mirbeau tourne autour des questions sexuelles, des questions libidinales.
J’en veux pour preuve, peut être son roman majeur, un roman jumeau. Il publie sur deux ans, en 1899 et en 1900, le Journal d’une femme de chambre et le Jardin des supplices qui traite de la torture dans le bagne de Canton. Là, on a par exemple la traversée de ce jardin décrit par Clara avec des fleurs phalliques, priapiques, puis après on a une forme d’expression du sado-masochisme à travers les tortures dont une est reprise par Freud dans L’homme aux rats, par le biais de son patient qui a lu Mirbeau.
Là on a à faire à des descriptions absolument terrifiantes mais qui lui permettent de parler du colonialisme.

CB : Nous allons clore cette émission puisqu’il va être l’heure de nous quitter, par un extrait du Journal d’une femme de chambre : les célèbres bottines.

RT : — Vous en avez d’autres ?… me demanda-t-il, après un court silence, pendant lequel il me sembla que son regard était devenu étrangement brillant.
— D’autres noms, Monsieur ?
— Non, mon enfant, d’autres bottines…
Et il passa, sur ses lèvres, à petits coups, une langue effilée, à la manière des chattes.
Je ne répondis pas tout de suite. Ce mot de bottines, qui me rappelait l’expression de gouaille polissonne du cocher, m’avait interdite. Cela avait donc un sens ?… Sur une interrogation plus pressante, je finis par répondre, mais d’une voix un peu rauque et troublée, comme s’il se fût agi de confesser un péché galant :
— Oui, Monsieur, j’en ai d’autres…
— Des vernies ?
— Oui, Monsieur.
— De très… très vernies ?
— Mais oui, Monsieur.
— Bien… bien… Et en cuir jaune ?
— Je n’en ai pas, Monsieur…
— Il faudra en avoir… je vous en donnerai.
— Merci, Monsieur !
— Bien… bien… Tais-toi !
J’avais peur, car il venait de passer dans ses yeux des lueurs troubles… des nuées rouges de spasme… Et des gouttes de sueur roulaient sur son front… Croyant qu’il allait défaillir, je fus sur le point de crier, d’appeler au secours… mais la crise se calma, et, au bout de quelques minutes, il reprit d’une voix apaisée, tandis qu’un peu de salive moussait encore au coin de ses lèvres :
— Ça n’est rien… c’est fini… Comprenez-moi, mon enfant… Je suis un peu maniaque… À mon âge, cela est permis, n’est-ce pas ?… Ainsi, tenez, par exemple je ne trouve pas convenable qu’une femme cire ses bottines, à plus forte raison les miennes… Je respecte beaucoup les femmes, Marie, et ne peux souffrir cela… C’est moi qui les cirerai vos bottines, vos petites bottines, vos chères petites bottines… C’est moi qui les entretiendrai… Écoutez bien… Chaque soir, avant de vous coucher, vous porterez vos bottines dans ma chambre… vous les placerez près du lit, sur une petite table, et, tous les matins, en venant ouvrir mes fenêtres…vous les reprendrez.
Et, comme je manifestais un prodigieux étonnement, il ajouta :
— Voyons !… Ça n’est pas énorme, ce que je vous demande là…c’est une chose très naturelle, après tout… Et si vous êtes bien gentille…
Vivement, il tira de sa poche deux louis qu’il me remit.
— Si vous êtes bien gentille, bien obéissante, je vous donnerai souvent des petits cadeaux. La gouvernante vous paiera, tous les mois, vos gages… Mais, moi, Marie, entre nous, souvent, je vous donnerai des petits cadeaux.

CB : Nous allons nous quitter sur ces paroles, sur ces mots d’Octave Mirbeau. Je remercie mes invités Roland Timsit et Alain-Georges Leduc.

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