En direct avec Pierre Stambul

La Raison : Bonjour, pourrais-tu te présenter à nos lecteurs ?

Pierre Stambul : Je suis professeur de mathématiques retraité, issu d’une famille juive athée venue d’un pays disparu (la Bessarabie). Mes parents, communistes dans leur jeunesse, ont été pendant la Seconde guerre mondiale des résistants dans la MOI (Main d’Œuvre Immigrée). Ma mère a été la seule survivante d’une famille exterminée. Mon père, membre du groupe Manouchian, a été déporté à Buchenwald.

Depuis Mai 1968, je suis communiste libertaire, mais je n’ai jamais appartenu à un groupe politique. J’ai milité dans des comités d’action, des groupes de soutien aux prisonniers politiques sud-américains, au MLAC (Mouvement pour la Libération de l’Avortement et la Contraception). Mais surtout comme syndicaliste enseignant, dans l’École Émancipée puis, après la scission, dans la tendance syndicale révolutionnaire “Émancipation“.

J’ai adhéré à l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP) en 2002 avec beaucoup d’hésitations au départ, le “J” me posait problème. Depuis cette adhésion, j’ai fait plusieurs séjours en Israël/Palestine et notamment deux séjours à Gaza qui m’ont fortement marqué. Je suis auteur ou co-auteur de plusieurs livres contre le sionisme et sur la Palestine. Le dernier s’appelle “La Nakba ne sera jamais légitime“. Il y a deux livres sur Gaza.

L.R : Tu es un des animateurs de l’Union Juive Française pour la Paix. Peux-tu nous dire quelles sont les analyses de cette association sur le conflit au Moyen-Orient et quelles solutions préconise-t-elle ?

P.S : Je n’aime pas le mot conflit. Il s’agit de la guerre coloniale menée par un État sur-armé contre un peuple désarmé. Il n’y a aucune symétrie. Je n’aime pas non plus qu’on commence à parler des solutions. Pour l’instant, il n’y a aucun rapport de force pour une “solution juste” quelle qu’elle soit.

L’UJFP est une association juive laïque qui existe depuis 1994. Au début, ses positions se résument à “Pas de crimes en notre nom” sur le mode : “nous sommes des Juifs propres sur nous“, nous n’avons rien à voir avec les crimes commis par l’armée israélienne. Très vite, nous avons découvert les mots qu’il faut mettre sur cette guerre : occupation, colonisation, apartheid, racisme, crimes de guerre, crimes contre l’Humanité. J’ai été de ceux qui ont poussé pour que l’UJFP passe d’un positionnement “non sioniste” à l’antisionisme. C’est chose faite à présent. Pour nous, le sionisme est un crime contre les Palestiniens et une injure à notre histoire, notre mémoire et nos identités. Toute paix juste signifie la fin du sionisme. Et nous considérons les accords d’Oslo comme une mystification qui a exigé de l’occupé qu’il assure la sécurité de l’occupant et qui a permis au rouleau compresseur colonial d’avancer sans obstacle.

L’UJFP fait partie de BDS France (BDS = Boycott, Désinvestissement, Sanctions). Nous souscrivons totalement à cet appel palestinien aux sociétés civiles du monde entier qui date de 2005 et propose contre Israël une stratégie semblable à celle utilisée contre l’apartheid sud-africain. Rappelons les trois revendications du BDS : 1) Liberté (fin de l’occupation, de la colonisation, destruction du mur qui balafre la Palestine, libération de tous les prisonniers, fin du blocus de Gaza …). 2) Égalité (cela concerne essentiellement les Palestiniens d’Israël et ceux de Jérusalem. 3) Justice (cela veut dire le droit au retour des réfugiés palestiniens puisque le crime fondateur, commis en 1948, a été leur expulsion).

Le sionisme est au départ une théorie de la séparation et, de ce fait, il est complice de l’antisémitisme, puisqu’il veut séparer les Juifs du reste de l’Humanité. C’est aussi un roman national meurtrier (la fable de l’exil et du retour), un colonialisme de remplacement, un nationalisme qui a inventé le peuple, la langue et la terre et aujourd’hui une idéologie suprématiste qui a arrimé l’Etat d’Israël et ses soutiens à l’impérialisme. Pour nous au Proche-Orient comme en France, il n’y a pas d’alternative au “vivre ensemble dans l’égalité des droits“.

L.R : On assiste aujourd’hui à un véritable délire antimusulman. L’UJFP l’a comparé à l’atmosphère pogromique des années 1930. Pouvez-vous expliquer ?

P.S : Si on prend toutes les horreurs qui sont dites aujourd’hui contre les musulmans et si on remplace le mot “musulman” par le mot “juif“, on a le discours des années 1930. Nous n’avons pas oublié que les Juifs ont été les “parias asiatiques inassimilables” de l’Europe. Et que l’antisémitisme a été pendant un siècle le dénominateur commun de toutes les idéologies d’extrême droite. Nous savons dans notre chair à quoi a mené ce discours.

Aujourd’hui, l’islamophobie (ou le délire antimusulman si ce mot dérange) occupe la même place centrale. Le musulman est désigné comme l’ennemi intérieur, cela justifie toutes les discriminations au travail ou au logement dont ils sont victimes ou l’amoncèlement de lois (la dernière contre le “séparatisme”) qui les stigmatisent et les visent spécifiquement. Si de façon générale, les incroyables bavures policières de ces dernières années sont restées impunies, celles visant les musulmans le sont systématiquement. Les médias (Valeurs actuelles, Causeur …), les idéologues (Zemmour …), les politiciens (Ciotti, Darmanin …) n’hésitent plus à les désigner comme des terroristes en puissance. Certains poussent la stigmatisation jusqu’à prôner l’interdiction de la viande halal. Le même pouvoir qui confond sciemment antisionisme et antisémitisme se lâche sans retenue contre l’Islam coupable de tous les maux. Sauf évidemment contre l’Islam des féodaux du Golfe. Ceux-là sont nos alliés et nous les armons.

Nous assistons aussi à un détournement de la laïcité. Les supporters les plus effrénés de l’école privée ou du démantèlement des services publics essaient de transformer la laïcité ou les “valeurs républicaines” en une machine de guerre contre les musulmans.

La répression contre les migrants et les Sans-Papiers s’ajoute à ce racisme assumé. En 1938, la Conférence d’Évian avait conclu qu’on pouvait laisser crever les Juifs qui fuyaient l’Allemagne Nazie. Aujourd’hui l’Europe “libérale” laisse crever en Méditerranée ceux qui fuient la misère que ce monde capitaliste a créée.
L’UJFP est clairement solidaire avec le CCIF (Collectif Contre l’Islamophobie en France) menacé de dissolution dans le cadre d’un véritable racisme d’État. Nous travaillons depuis des années avec eux, mais aussi avec la “Voix des Roms” et la “Brigade Anti-négrophobie“, parce que nous considérons qu’il faut lutter contre le racisme sous toutes ses formes. Si les musulmans ont créé une association luttant spécifiquement contre le racisme qui les vise, c’est sans doute parce qu’ils se sentent mal défendus. Darmanin en vient à nier le droit du CCIF à exister puisque “l’islamophobie n’existe pas“. Donc pour lui, dénoncer ce que subissent les musulmans, c’est du terrorisme !

L.R : L’UJFP est-elle une sorte de continuité dans le temps du célèbre Bund qui réunissait les révolutionnaires du Yiddishland ? 

P.S : Bien sûr le Bund fait partie des nombreuses voix juives antisionistes dont nous nous réclamons. Le Bund est lié à la Pologne et aux pays baltes. Mais il y a eu et il y a toujours aujourd’hui des voix juives antisionistes dans le monde arabo-musulman, en Allemagne, aux États-Unis, en Israël … Nous sommes en train d’écrire un ouvrage collectif qui va publier de nombreux textes juifs contre le sionisme de toutes époques et de toutes les régions du monde.

Le Bund s’adressait à ce que Shlomo Sand appelle le “peuple yiddish“. En 1881, il y a 6 millions de Juifs dans l’Empire russe sur 135 millions d’habitants. Cela représente probablement les 2/3 des Juifs du monde entier. Leur prolétarisation et les pogroms organisés par la police vont détacher toute une partie de ce prolétariat de la religion et provoquer une adhésion assez massive à la nécessité de la Révolution.

Tous les Juifs révolutionnaires de cette époque considèrent que leur émancipation, en tant que minorité opprimée, passe par l’émancipation de l’Humanité. En ce sens l’UJFP, qui défend, au nom des droits fondamentaux, ceux des Palestiniens, est dans une tradition ancienne qu’on retrouve aussi ailleurs chez des Juifs du monde arabe comme Abraham Serfaty ou Henri Curiel.

Ce qui différencie les membres du Bund de tous les partis ou mouvements bolcheviks, mencheviks, socialistes révolutionnaires, anarchistes de l’époque, c’est qu’ils ne considèrent pas que leur spécificité, leur langue ou leur culture, doivent disparaître. L’égalité des droits ne suppose pas l’uniformité et l’effacement des différences. Au contraire, on doit s’enrichir avec la différence de “l’autre“.

L.R : Comment analyses-tu le Bund, son apport, ses faiblesses éventuelles et ce qu’il en reste aujourd’hui, au-delà de la mémoire nécessaire ?

P.S : Le Bund a été accusé de séparatisme. Rejeté par la Troisième internationale, il se retrouvera dans la Deuxième, au côté de ceux qui ont participé à la boucherie de 1914-1918 en prônant “l’Union Sacrée“. Cela n’enlève rien au fait que sa revendication “d’autonomie culturelle“, c’est-à-dire le droit d’avoir sa langue, ses écoles, ses journaux, son théâtre sur place, sans territoire spécifique, est une splendide réponse aux sionistes et aux nationalistes de toute espèce. J’ai été enthousiasmé en constatant qu’un des partis palestiniens d’Israël (le Balad, l’extrême-gauche) reprend cette revendication d’autonomie culturelle.

Le Bund a été farouchement antisioniste. Pour lui, le sionisme, c’était le parti de la bourgeoisie, nettement minoritaire et trop souvent complice des antisémites. Sionistes et antisémites ont toujours partagé l’idée que Juifs et non-Juifs ne pouvaient pas vivre ensemble et qu’il fallait vider l’Europe de ses Juifs. Le Bund a entrevu que la colonisation de la Palestine était une injustice majeure creusant un fossé jusque-là inexistant entre Juifs et Arabes.

L’histoire n’a pas donné raison à ceux qui croyaient que la Révolution ferait disparaître le racisme et le nationalisme. De l’élimination des révolutionnaires tchèques, hongrois, polonais, bulgares, roumains d’origine juive après 1945 au pogrom de Kielce (1946), au complot des “blouses blanches” en passant par l’expulsion des Juifs polonais en 1968, le monde stalinien a prolongé le racisme de l’époque tsariste.

Le Bund était lié au Yiddishland. Les Nazis n’ont pas seulement exterminé six millions de Juifs. Ils ont détruit de façon irréversible les sociétés dans lesquelles cette culture avait vécu. En poussant les rescapés à partir pour Israël, les vainqueurs de 1945 ont contribué à éradiquer ce qui avait produit le Bund.

L.R : Veux-tu rajouter quelque chose pour nos lecteurs, notamment comment vous contacter s’ils le désirent ?

P.S : L’UJFP a un site très fourni qui publie en permanence nos textes, ceux des Palestiniens, des anticolonialistes israéliens ou des antiracistes d’ici. Nous avons un local au CICP, 21 ter rue Voltaire 75011, Paris. Nous sommes partie prenante de nombreux collectifs. Nous apportons une aide directe à la société civile palestinienne et nous sommes très fiers de ce que, avec le mouvement de solidarité français, nous avons pu réaliser pour que les paysans de la Bande de Gaza puissent vivre de leur production et nourrir la population sous blocus hermétique.

Nous ne sommes pas religieux, nous ne sommes pas communautaires. Nous refusons de laisser les soutiens à un régime militariste et raciste, allié de tout ce que le monde compte comme soudards brutaux, parler au nom des Juifs et encore plus, au nom de la mémoire du génocide.

Vous avez constaté que je n’ai pas parlé de la problématique un État/deux États qui vous est probablement chère. Pour nous l’État juif, discriminatoire et né d’un nettoyage ethnique prémédité, n’a aucune légitimité. Et il n’y a pas d’alternative au “vivre ensemble dans l’égalité des droits“. C’est sur cette base qu’un avenir sera possible si on parvient à infliger au sionisme le sort qu’a connu l’Apartheid sud-africain.

(Propos recueillis par Christian Eyschen)

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