Chères auditrices, chers auditeurs, Bonjour. Au micro Christophe Bitaud, vice-Président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée. J’ai le plaisir de recevoir aujourd’hui Dominique Goussot, membre de la Commission Administrative Nationale de la Libre Pensée et Roland Timsist, comédien, metteur en scène et libre penseur pour évoquer le parcours littéraire et politique d’Anatole France.
CB : Dominique, peux-tu nous résumer succinctement la vie et l’œuvre d’Anatole France ?
DG : François-Anatole Thibaud naît vers la fin de la monarchie de juillet, en 1844, dans la famille très conservatrice d’un libraire du quai Malaquais à l’enseigne Libraire France-Thibault, d’où son nom de plume. Élevé au milieu des livres, il poursuit ses études au collège Stanislas tenu par les marianistes. Devenu adulte, il mène plusieurs carrières : bibliophile, éditeur chez Alphonse Lemerre et critique littéraire. Il devient également bibliothécaire au Sénat de 1876 à 1890. Il publie notamment de nombreuses œuvres de poètes académiques dans Le Parnasse contemporain en trois volumes. Lui-même y commet un premier texte, en 1872. Avec Lemerre, il écarte des plumes de premier ordre venues du courant parnassien de cette anthologie, notamment Baudelaire et Mallarmé.
Cette fréquentation d’écrivains ne pousse pas Anatole France vers les avant-gardes. Son œuvre romanesque, qui s’emploie souvent à incarner des idées dans des personnages représentant le monde intellectuel, comme Sylvestre Bonnard, demeure d’un grand classicisme qui fera l’objet de la cruauté des surréalistes. Lorsqu’il meurt en 1924, ces derniers publient, le jour de ses obsèques nationales, un pamphlet qui lui est consacré, intitulé Un cadavre.
CB : Peut-on dire qu’au début de sa carrière littéraire, Anatole France est conservateur ? Réactionnaire ?
DG : Réactionnaire, je ne le pense pas. Conservateur sans aucun doute. Son milieu, son éducation catholique, sa fréquentation des vieux ouvrages et des Parnassiens comme François Coppée ou Théodore de Banville ne le prédisposent pas à pencher du côté du progrès. Même après sa mue progressiste de la fin des années 1890, il reste sujet à des accès de conservatisme. Ainsi, son roman Les Dieux ont soif, publié en 1912, dresse un réquisitoire uniquement à charge de la Terreur de 1793 dont Charles Maurras s’emparera à sa mort.
CB : Nous avons célébré cette année, le 150ème anniversaire de la Commune de Paris. Anatole France a fui le Paris communard. A-t-il écrit sur ces événements révolutionnaires ?
DG : D’abord, il convient de noter qu’en 1871, François-Anatole Thibault est simple lecteur chez le libraire-éditeur Lemerre et n’est pas encore le monstre sacré des lettres françaises qu’il deviendra par la suite. Par ailleurs, hormis Jules Vallès, en général les romanciers demeurent pour le moins critiques à l’égard de la Commune dont Émile Zola, par exemple, dénonce la bestialité dans le Sémaphore de Marseille. Quant à lui, le jeune futur Anatole France laisse à la postérité une opinion radicale sur la Commune un peu du même ordre : c’est pour lui « un comité d’assassins, une bande de fripouillards, un gouvernement du crime et de la démence ». Seul Hugo renvoie dos à dos la Commune et Versailles, dénonce la Semaine sanglante, entretient une correspondance nourrie avec Louise Michel et agira en faveur de l’amnistie des Communards.
CB : Tu écris dans un article publié par La Raison, mensuel de la Libre Pensée, qu’Anatole France, à la fin des années 1890, connaît une évolution à la fois littéraire et politique. Peux-tu apporter quelques précisions sur cette évolution et quelles en sont les causes ?
DG : Il me semble que l’une des causes de l’évolution des centres d’intérêt de l’écrivain et des opinions du citoyen Anatole France réside dans son ralliement à l’athéisme à caractère humaniste. En 1894, il publie un ouvrage qu’il conçoit comme un hommage au grand philosophe grec matérialiste du IVe siècle avant l’ère vulgaire : Le Jardin d’Épicure. Il commence son ouvrage par un éloge du rationalisme et le poursuit aussi par une critique du christianisme qui « […] a beaucoup fait pour l’amour en en faisant un péché. » Dans la foulée, il publie les quatre romans (L’Orme du mail, Le Mannequin d’osier, L’anneau d’améthyste et M. Bergeret à Paris) constitutifs de son Histoire contemporaine dans laquelle il regarde la France de la Troisième République d’avant 1914 au fond des yeux et souligne les convulsions qu’entraîne dans les profondeurs et dans les mœurs de la société la réalisation de l’idéal d’émancipation politique de la Révolution française.
CB : Est-il juste de dire que c’est sans doute l’affaire Dreyfus qui jette définitivement Anatole France dans l’arène politique ?
DG : Oui et non. Non, parce qu’Anatole France, alors qu’il vient d’être élu à l’Académie française, dénonce le premier grand massacre des Arméniens, aujourd’hui un peu oublié : le régime réactionnaire du sultan Abdul Hamid II en 1896 laisse les Turcs de Constantinople tuer des milliers d’Arméniens après la prise de la Banque ottomane par la Fédération révolutionnaire arménienne qui, par cet acte, entend attirer l’attention des puissances européennes sur les persécutions dont le peuple arménien est l’objet de la part de l’Empire ottoman.
Oui, parce qu’Anatole France descend vraiment dans l’arène politique quand l’Affaire vient sur le devant de la scène à la faveur notamment de la publication de la lettre ouverte d’Émile Zola dans le numéro du 13 janvier 1898 du journal L’Aurore que Clemenceau intitule J’accuse ! Au faîte de sa gloire, il est l’un des tout premiers à signer, à la demande du jeune Marcel Proust, le Manifeste des intellectuels. Sur le plan littéraire, il dénonce l’antisémitisme dans L’Anneau d’améthyste, publié en 1899.
À la dénonciation des massacres en Arménie, au combat dreyfusiste mené par Anatole France répond en écho son discours anticolonialiste de 1906 :
RT : « Oh ! nous savons bien que les Noirs de l’État libre du Congo, les esclaves de S.M le roi des Belges ne sont pas moins cruellement torturés. Nous savons bien qu’en Afrique, en Asie, de toutes les colonies, à quelque peuple qu’elles appartiennent, montent les mêmes plaintes, les mêmes hurlements de douleur vers le ciel sourd. Nous savons, hélas ! cette vieille et terrible histoire. Voilà quatre siècles que les nations chrétiennes se disputent entre elles l’extermination des races rouge, jaune et noire. C’est ce que l’on appelle la civilisation moderne.
Les Blancs ne communiquent avec les Noirs ou les Jaunes que pour les asservir ou les massacrer. Les peuples que nous appelons barbares ne nous connaissent encore que par nos crimes. (…) il nous importe, à nous Français, de dénoncer avant tout les crimes commis en notre nom ; il y va de notre honneur (…).
À notre tour, et sans nous lasser, nous dénoncerons les exactions et les crimes commis par l’administration des colonies françaises. Nous les dénoncerons avec l’aide de ceux des administrateurs coloniaux – et il y en a, et leur nombre est grand – qui, sous un climat perfide, dans la solitude mauvaise, se sont gardés de la mélancolie, de la fureur, des perversions mentales, des terreurs et des hallucinations homicides, et ont su demeurer justes et modérés.
Impérieusement et sans nous lasser, nous réclamerons la répression des crimes et la reforme d’un régime qui les a favorisés ou permis.
Impérieusement et sans nous lasser, nous demanderons pour les Jaunes et pour les Noirs de notre empire colonial le respect des droits de l’homme. Nous demanderons justice au nom de l’humanité que l’on n’outrage pas en vain ; au nom de la patrie dont on sert mal les intérêts par cette barbarie coloniale. »
CB : La loi de séparation des Églises et de l’État est son deuxième grand combat. Quel fut son rôle et son action ?
DG : D’un point de vue général, le combat pour la Séparation découle de l’Affaire pour deux raisons me semble-t-il. D’une part, sa capacité à surmonter deux crises politiques majeures, celle du boulangisme et celle de l’Affaire, dans les quinze années qui précèdent le vote de la loi du 9 décembre 1905 donne à la République la force nécessaire pour l’imposer durablement. D’autre part, les républicains sont en mesure de l’introduire parce qu’ils ont préparé solidement le terrain depuis les années 1880 en suivant grosso-modo l’ordre des priorités fixées par le programme de Belleville de Gambetta de 1869.
Anatole France, en ce qui le concerne, intervient comme manieur de symboles et comme essayiste. Le dimanche 13 septembre 1903, il prononce à Tréguier, lors de l’inauguration d’un monument à la mémoire d’Ernest Renan à l’occasion du dixième anniversaire de la mort du grand savant, un discours dans lequel il met en valeur les œuvres rationalistes du disparu qui embarrassent au plus haut point l’Église romaine, la Vie de Jésus et l’Histoire du peuple d’Israël. Comme essayiste, il jette en 1904 un ouvrage dans la mare de l’intense débat au sein du camp républicain dans lequel il plaide pour une Séparation libérale, à la manière d’Aristide Briand et Ferdinand Buisson qui font finalement triompher cette conception.
À la fin de l’hommage à Ernest Renan, il évoque brièvement la Séparation des Églises et de l’État
RT : « Renan avait l’esprit fait pour sentir très vite la difficulté de croire. Tout jeune, au séminaire, il esquissa dans son esprit une philosophie des sciences. […] il conçut une théorie de transformisme universel, une doctrine de la perpétuelle évolution des êtres et des métamorphoses de la nature. […]
[…] il faut trois choses pour faire une religion. D’abord une idée générale d’une extrême simplicité, une idée sociale. En second lieu, une liturgie ancienne, depuis longtemps en usage, dans laquelle on introduit cette idée. Car il est à noter qu’un culte naissant emprunte toujours son mobilier sacré au culte régnant et que les nouvelles religions ne sont guère que des hérésies. Troisièmement […], il y faut un tour de main, il y faut cet art des prestiges qu’on appelle dans notre vieille Europe la physique amusante. Et je ne sais […] s’il n’y aurait pas lieu, enfin, sur ce point, comme sur plusieurs autres, de concilier Voltaire avec Renan.
Il s’attendait à ce que sa mort fût contée dans des légendes pieuses avec une grande abondance de détails horribles, comme l’Église a fait pour les derniers moments d’Arius et de Voltaire.
Il ne se trompait pas. Vous avez vu ce matin encore les éternels ennemis de la science et de la raison obstinés à le noircir. Ce serait trahir sa mémoire que d’opposer pour la défendre l’injure à l’injure. Nous n’attaquerons pas l’Église. […] On peut, sans trop d’inconvénients, lui laisser la liberté de ses anathèmes et de ses excommunications. Que ses foudres éclatent, mais qu’elles soient spirituelles et que l’État n’en fasse plus les frais ! »
CB : Dès sa création par Jean Jaurès en 1904, Anatole France collabore au journal L’Humanité. Est-ce à dire que le jeune écrivain conservateur est devenu un auteur reconnu et socialiste ?
DG : Un auteur reconnu, Anatole France n’attend pas la fondation du journal L’Humanité par Jean Jaurès pour l’être. À la fin du XIXe siècle, dans les années 1880 et 1890, il est déjà une figure éminente des lettres françaises dont la renommée le conduira à recevoir le prix Nobel de littérature en 1921. Dès 1896, il accède à l’Académie française où il ne siège d’ailleurs plus durant l’affaire Dreyfus. De lui, Albert Thibaudet écrira qu’il reçoit en quelque sorte l’héritage d’Émile Zola lorsque celui-ci meurt en 1902, même si le naturalisme du patriarche de Médan est aux antipodes de la prose de France.
Un auteur socialiste, certainement pas. Rien dans l’œuvre d’Anatole France ne permet une telle qualification. En revanche, le citoyen France est assurément proche d’un des courants du socialisme français qu’incarne Jean Jaurès. Très proche de ce dernier dès avant l’unité socialiste de 1905, il collabore au journal L’Humanité dès 1904. Il défend aussi Jules Durand, secrétaire du syndicat CGT des charbonniers du Havre injustement accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis en 1910, et fait l’éloge de Jean Jaurès après son assassinat le 31 juillet 1914 : ces preuves suffisent. Des textes plus récents les enrichissent s’il en est besoin, notamment cette lettre au citoyen Marcel Cachin, parue dans le numéro du 18 juillet 1922 du journal L’Humanité :
RT : « Ces hommes-là, ils ressemblent à leurs hauts fourneaux, à ces tours féodales dressées face à face le long des frontières, et dont il faut sans cesse, le jour, la nuit, emplir les entrailles dévorantes de minerai, de charbon, afin que ruisselle au bas la coulée du métal. Eux aussi, leur insatiable appétit exige qu’on jette au feu, sans relâche, dans la paix, dans la guerre, et toutes les richesses du sol, et tous les fruits du travail, et les hommes, oui, les hommes mêmes, par troupeaux, par armées, tous précipités pêle-mêle dans la fournaise béante, afin que s’amasse à leurs pieds les lingots, encore plus de lingots, toujours plus de lingots… Oui, voilà bien leur emblème, leurs armes parlantes, à leur image. Ce sont eux les vrais hauts fourneaux.”
Ainsi, ceux qui moururent dans cette guerre ne surent pas pourquoi ils mourraient. Il en est de même dans toutes les guerres. Mais non pas au même degré. Ceux qui tombèrent à Jemmapes ne se trompaient pas à ce point sur la cause à laquelle ils se dévouaient. Cette fois, l’ignorance des victimes est tragique. On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. Ces maîtres de l’heure possédaient les trois choses nécessaires aux grandes entreprises modernes : des usines, des banques, des journaux. (…) »
CB : La même année, en 1904 donc, Anatole France est Président d’honneur de la Libre Pensée. Quels sont les rapports entre ce génie littéraire et notre organisation ?
DG : Nous l’avons vu, Anatole France professe publiquement un athéisme humaniste dès 1894 et se prononce en faveur d’une séparation libérale des Églises et de l’État dix ans plus tard. Il est donc naturel qu’il rejoigne les rangs de notre association qui œuvre alors à l’accouchement de la loi du 9 décembre 1905. Compte tenu de sa notoriété, il paraît également normal de lui réserver une place d’honneur éminente dans nos rangs. Le Saint-Siège ne s’y trompe pas : deux ans avant sa mort, le pape condamne l’ensemble de son œuvre dans un acte du 31 mai 1922.
CB : À l’heure où le gouvernement instaure une loi sur ce qu’il appelle « le séparatisme », où il met fin à l’existence de l’observatoire de la laïcité, où il organise des états généraux de la laïcité, quelle est l’actualité d’Anatole France, auteur d’un ouvrage intitulé « L’Église et la République » ?
DG : Les éditions Théolib de Pierre-Yves Ruff viennent de rééditer cet essai précisément parce qu’il développe toute l’argumentation politique et philosophique sur laquelle est fondée la loi du 9 décembre 1905 qui est fondamentalement un texte de liberté. Or, le projet de loi renforçant le respect des principes de la République vise à dénaturer cette loi garantissant la liberté absolue de conscience. Il porte atteinte à la liberté d’association sans laquelle la loi de Séparation n’aurait pas de sens. Il réintroduit des dispositions néo-concordataires en ce qu’il donne à l’administration le pouvoir de se prononcer sur le caractère cultuel ou non d’une association. Enfin, il aggrave considérablement les peines encourues en cas d’infraction à la législation sur la police des cultes et ouvre la possibilité aux préfets de fermer plus facilement des lieux de culte : une machine de guerre contre les musulmans au nom de la lutte contre l’islamisme.
Nous nous sommes interrogés sur le socialisme d’Anatole France. Je vous propose de conclure notre propos sur cet article d’Anatole France publié dans « L’Humanité » le 8 novembre 1922 :
RT : « Salut aux soviets
Il y a cinq ans, la République des Soviets naquit pauvre et invincible. Elle apportait un esprit nouveau, menaçant pour tous les gouvernements d’oppression et d’injustice qui se partagent la terre. Le vieux monde ne s’y trompa pas. Ses chefs reconnurent leur ennemie. Ils armèrent contre elle la calomnie, la richesse, la violence. Ils voulurent l’étouffer : ils envoyèrent contre elle des hordes de bandits. La République des Soviets leva ses armées rouges et écrasa les bandits.
S’il est encore en Europe des amis de la justice, qu’ils saluent avec respect le cinquième anniversaire de cette Révolution qui, après tant de siècles, apporta à l’univers le premier essai d’un pouvoir qui gouverne par le peuple, pour le peuple. Nés dans l’indigence, grandis dans la famine et la guerre, comment les soviets eussent-ils pu accomplir leur grand dessein et réaliser la justice intégrale ?
Du moins, ils ont posé le principe. Ils ont jeté les semences qui, si les destins le favorisent, se répandront sur la Russie et féconderont peut-être un jour l’Europe. »
CB : Notre émission arrive à son terme. Je vous donne rendez-vous le mois prochain pour une nouvelle rencontre.